SOMMEIL ET ULTRA-DISTANCE

SOMMEIL ET ULTRA-DISTANCE

L’ultra-distance a le vent en poupe. Mais qui dit effort de plusieurs jours dit privation de sommeil, laquelle n’est pas sans danger. Mais que sait-on précisément de ses effets ? Un scientifique nous aide à comprendre.

Olivier Haralambon 30 septembre 2022 à 11h35

Frappé d’une sorte de syndrome quantitatif, le monde du sport est le monde du « toujours plus ». En témoigne la multiplication des épreuves d’ultra-distance, notamment en cyclisme. À l’exemple de la mythique RAAM (5 000 = km) de la TRC (4 000 km) ou de la Silk Road Mountain (1 700 km sur les chemins défoncés du Kirghizistan), de nombreux formats ont vu le jour en France. BTR (1 200 km), la RAF (2 500 km), les Biking Man (1 000 km) et autres Baroudeuse. Arnaud Manzanini, créateur de la RAF, résume ainsi une évolution de long terme : « Il y a 20 ans, faire un marathon c’était extraordinaire, il y a 15 ans finir un Ironman c’était extraordinaire. Aujourd’hui, pour être extraordinaire, il faut affronter des efforts de plusieurs jours. »

Privation de sommeil

En conséquence, ce qui distingue l’ultra des « simples » sports d’endurance, c’est la privation de sommeil, laquelle ne va pas sans danger. Ne se réservant plus à une élite restreinte, la discipline doit donc être encadrée et sécurisée. Mais bien sûr, le défi consiste à concilier ces notions antinomiques que sont « extrême » et « équilibre ».

Guillaume Millet est professeur de physiologie de l’exercice à l’Université de Saint-Étienne, et ses recherches portent sur les différentes formes de la fatigue dans l’effort d’ultra-endurance. Pratiquant de raids multisports et ancien trailer de haut niveau lui-même, il a expérimenté avant de les étudier ces états problématiques consécutifs à une privation irraisonnée de sommeil.

« N’ayant dormi que 2h40, j’ai traversé un moment assez anxiogène, pendant lequel j’avais la sensation, non pas de courir réellement, mais de rêver que je courais ! »

Guillaume Millet

Il raconte : « Lors d’une édition du « Tor des Géants » (un trail de 335 km et 24 000 de D +) que j’ai finalement bouclé en 87 heures, n’ayant dormi que 2h40, j’ai traversé un moment assez anxiogène, pendant lequel j’avais la sensation, non pas de courir réellement, mais de rêver que je courais ! C’est l’arrivée sur un point de ravitaillement où la lumière m’a réveillé, qui m’a tiré de là. Littéralement, j’hallucinais – même si je ne voyais pas d’ours ! Cela a duré plusieurs dizaines de minutes, peut-être une heure, un temps pendant lequel j’étais donc éminemment vulnérable. Que se serait-il passé si j’avais été à vélo ? »

De fait, la frontière entre veille et sommeil n’est pas nette. On ne s’endort pas comme on éteint la lumière. La transition, cette phase qu’on appelle « état hypnagogique » et qui s’effectue par glissements progressifs, n’est pas toujours perceptible. « Des cas sont reportés, poursuit le scientifique, de coureurs s’appuyant sur l’épaule de leur voisin, et plongeant pour des phases de sommeil flash sans cesser de courir. » On peut donc, non seulement dormir debout, mais dormir sans s’arrêter de courir ou de rouler. Pas forcément rassurant.

Stratégies de gestion ?

Ainsi la gestion du sommeil dans une épreuve d’ultra-cyclisme se pose selon un double prisme. Celui de l’athlète, dont le souci est la meilleure performance possible, et celui de l’organisateur garant de la sécurité des concurrents. « Une nuit de privation de sommeil n’a pas d’effet sur la physiologie proprement dite, explique encore Guillaume Millet. C’est la composante cérébrale qui est affectée, et plus précisément la perception de l’effort. À puissance égale, celui-ci est vécu beaucoup plus péniblement après une nuit blanche. La performance est détériorée, mais indirectement. »

« Les effets délétères d’une nuit de privation de sommeil sont atténués par l’activité physique » Guillaume Millet

On sait par ailleurs, le rapport au sommeil étant éminemment personnel, que certaines personnes sont plus affectées que d’autres par une nuit blanche. Question de « trototype » selon Guillaume Millet : « Les aptitudes cognitives sont presque intactes chez les uns, et les autres ne sont plus bons à rien. Il y a là un facteur de performance dans les sports d’ultra-endurance. En revanche nous avons mené une étude et montré que d’une façon générale, l’activité physique préserve les capacités cognitives. Les effets délétères d’une nuit de privation de sommeil sont atténués par l’activité physique. Quitte à ne pas dormir, le fait de pédaler à une intensité sous-maximale reporte la détérioration des qualités cognitives. »

Il n’en reste pas moins que la privation de sommeil détériore la vigilance. La prudence est de mise, d’autant plus que « les données manquent au-delà de la première nuit » et que nombre d’épreuves s’étalent bien au-delà de 24 heures. Il ne faut pas se laisser prendre au piège d’une conception héroïque de la résistance au sommeil. Non seulement parce que c’est dangereux, mais aussi parce que s’appliquer à dormir le moins possible n’est pas la stratégie optimale. Pour ne pas perdre de temps, l’idée serait plutôt de s’arrêter au moment opportun : celui où l’on s’endormira immédiatement.

Arnaud Manzanini et Guillaume Millet se prononcent tous deux en faveur d’un temps d’arrêt obligatoire minimum. Trois à quatre heures par vingt-quatre heures feraient une fourchette raisonnable. « Certains le verraient peut-être comme une atteinte à la dimension extrême, mais la santé n’a pas de prix », conclut le physiologiste.